Concevoir en design graphique au XXI siècle, qu’est-ce que cela implique ? Cette question se trouve depuis plusieurs années et encore plus fortement aujourd’hui au centre des débats des événements de promotions liés à la discipline. Ainsi, du côté des établissements scolaires ainsi que dans la presse spécialisée — comme par exemple le dernier n° de la publication Graphisme en France “Design graphique et société” — les enjeux sociétaux sont au cœur des projets et préoccupations.
En réponse à la situation actuelle où l’on cohabite au quotidien avec des termes tels que “pandémie” et “guerre” porteurs d’une destruction sociale, l’enjeu premier des designers est de composer des nouveaux espaces de dialogue, de créer des nouvelles situations (Debord, 2017) où l’on peut retrouver une forme conviviale de faire société́ (Illich,1973).
Les designers ont un rôle certain, ils.elles sont acteur.ice.s et sont en capacité d’assurer la lisibilité́ et la compréhension des mécanismes complexes de l’organisation de la société. Ils.elles peuvent les rendre accessibles et favoriser les débats. Pour ce faire, il semble nécessaire d’adapter les rythmes du projet pour disposer d’un temps qualitatif permettant de formuler une réflexion contextuelle la plus juste possible. C’est tout l’écosystème de la commande qui nécessite d’évoluer, supposant dans la démarche une implication des parties prenantes. Dans ces conditions, les designers graphiques peuvent contribuer et concevoir des outils instrumentaux pour des actions coopératives au service de l’intérêt général. Les productions graphiques façonnent ainsi nos usages au quotidien et doivent être mises au service de nouveaux imaginaires plus désirables et responsables.
Un design graphique social et contextuel
Cette recomposition d’un faire social et politique nécessite de penser un design graphique social et contextuel. Héritier d’une vision d’utilité́ publique, [1] les designers se positionnent en lien avec des territoires et les dynamiques d’organisation entre les citoyens. Car c’est à partir de là, que se pose la question du design graphique au service du bien commun, et son implication dans les systèmes d’organisation de la société́. Cela implique de repenser la distribution du travail et de se pencher vers des modèles de mise en commun des outils, des lieux de production mais également des dynamiques de réflexion.
En se rappelant de l’engagement politique et social du collectif de design graphique historique Grapus, dans lequel l’originalité́ était signifiée aussi par le fait que le travail d’élaboration des images était systématiquement produit en commun, il s’agit de repenser la création et le rapport avec les publics engagés. Dans la publication Graphisme en France 2021, le critique neérlandais Max Bruinsma propose une définition du concept de “social design” : “ le design social vise à aborder les questions sociales, en collaboration avec les parties prenantes, en tant que questions de design.”[2]
J’appuierai davantage un design graphique sociétale que “social”, qui puisse impliquer avec des responsabilités partagées ses divers acteurs : citoyens, associations, institutions, gouvernements, industrie… Agir aussi à différentes échelles, locales mais également au niveau des instances d’organisations et des méthodes de travail pour espérer un changement de stratégies à une échelle plus vaste et sur un plus long terme. Le pouvoir des designers graphiques sur les futures actions de société se manifeste dans les effets que les activités contextuelles produisent une fois passées.
J’emprunterai ici la notion de “anthropographie” de Tim Ingold (2013) qu’indique que l’action graphique d’un dessin d’une ligne effectue plusieurs transformations : envers le dessinateur, lorsqu’il produit son geste et envers le lecteur qui viendra regarder ensuite le signe. L’activité graphique permettrait alors de construire et de “correspondre avec le monde” dans la mesure où ces actions en relation et situées se trouveront en perpétuel mouvement : “les effets de la participation peuvent aller bien au-delà des participants et produire une transformation par amplification, si les conditions sont analogues, c’est-à-dire partagées selon des différences propres aux partie prenantes, selon des identités de rapport et non des rapports d’identité”.[4]
Dans ce contexte, la création d’objets graphiques coopératifs et leur mise en débat pour- raient avoir un impact sur la société et sur les actions présentes et futures des citoyens. portant vers la réalisation d’une “entité sociale douée d’une capacité d’agir”[3]. Il s’agit alors de penser, si l’on reprend l’expression du designer Victor Papanek de penser un “design pour un monde réel”[5].
Il y a effectivement un besoin urgent de reconnecter avec un métier à la base lié à la société. L’on pourrait se demander si le fait d’agir pour la société inclut forcément une “approche sociale”? Le philosophe Ludovic Duhem précise que pour “répondre de son pouvoir d’émancipation et d’aliénation, le design doit se questionner, se compléter, se réinventer, afin de prendre soin des milieux de vie et d’intensifier nos existences en ce monde”[6]. Prendre soin des milieux de vie en tant que designer graphique signifie d’explorer au plus près du vivant : tenant compte des aspects écologiques, en proposant une sorte d’écosophie (Guattari, 1989) dans laquelle s’articulent les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine”[7].
Pour ce faire, il est nécessaire de travailler en interdisciplinarité, empruntant les méthodes et les savoir-faire des disciplines connexes : sciences humaines et sociales, biologique, urbanistes, architecturales… pour penser le projet dans une logique pragmatique de l’action avec l’autre.
Fort de ce constat, de la nécessité d’un design sociétal, il faut faire des écoles les terrains d’expérimentation en renforçant l’attitude de recherche pour s’emparer de ces questions et entreprendre des changements démocratiques. Ouvertes à l’international et par des projets inter-école, il s’agit de se fédérer davantage pour mobiliser des connaissance plurielles au service de notre société. Mais comment intégrer concrètement ce changement dans l’enseignement des écoles ?
Bibliographie
DEBORD, Guy. Situations, dérives, détournements – Statuts et usages de la littérature et des arts chez Guy Debord. Les presses du réel., 2017.
ILLICH, Ivan. # La Convivialité $, 1973.
GUATTARI, Félix. Les Trois Écologies. Galilée., 1989.
[1] On peut citer avant le design d’utilité publique des années 1960 avec Grapus, le projet Isotype d’Otto Neurath en 1930, avec l’élaboration de pictogrammes pour rendre compréhensible des informations statistiques. Cette même méthode est reprise aujourd’hui par le designer graphique Ruedi Baur afin de rendre visibles des informations concernant les transformations de comportement dans la société actuelle, notamment en lien avec la pandémie.
[2] BRUINSMA, Max, « Le design est-il social ? », dans « Graphisme en France – 2021, Design graphique et société », Cnap, 2021, p.8.
[3] INGOLD, Tim. Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture. Ed. Dehors., 2017, p.271
[4] DUHEM, Ludovic. « Participez ! Pour une critique mésopolitique du co-design. Espace Niemeyer, Paris, 2019. p.7
[5] PAPANEK Victor, Design pour un monde réel, sous la direction d!Alison Clarke et Emanuele Quinz, Dijon, Les presses du réel, à paraître 2021 (Design for the real world. Human ecology and social change, 1971)
[6] DUHEM, Ludovic, « « le design social » : une notion problématique ? », dans « En quête du design social, récits et cartographies de projets, Plateforme social design, 2020
[7] GUATTARI, Félix. Les Trois Écologies. Galilée, 1989. p.12-13
Article rédigé par Silvia Doré, chercheuse en design et enseignante au sein du Campus Fonderie de l’Image.